Le travail de Fernanda Sánchez-Paredes se structure en séries photographiques développées pendant des résidences ou bien lors des déplacements personnels de l’artiste.
S’il n’y a pas à rechercher une uniformité dans les thématiques ou les sujets traités, s’exprime néanmoins, dans le travail de Fernanda Sánchez-Paredes, un vif intérêt pour le paysage – tout particulièrement le paysage façonné par la main de l’homme.
Dans une époque de néo-ruralisme, Fernanda Sánchez-Paredes interroge dans ses séries photographiques la notion de pittoresque, le rapport à l’animal, la dichotomie entre sauvage et domestique, selon une démarche à mi-chemin entre la photographie documentaire et la plasticienne.
La relation à la peinture caractérise l’ensemble de sa production et se révèle à travers un traitement singulier de la lumière et une approche très personnelle de la composition.
Construisant une narration basée sur une cartographie personnelle, elle ne restitue pas une vision univoque du paysage, mais arrête son regard sur les détails, précaires, fragiles – relevant tant de l’instant que de l’observation prolongée – et parvient à re-enchanter ces territoires de notre environnement immédiat.
DEMANDER AU VENT
Émilie Flory, 2022
J’aime les images sonores, presque musicales. Le silence romanesque qui précède le premier bruit lorsque la nuit s’enfuit. Tel pourrait être le début d’une bande-son, celle des photographies de Fernanda Sánchez-Paredes dans la série Les heures bleues.
Comme une scène introductive de film, le premier cadrage dit tout d’une atmosphère à venir, première vue fixe, focale réglée au plus juste du premier au dernier plan du paysage ; le regardeur attend un élément qui traversera le champ. Viendra-t-il ?
Depuis le bleu profond de la terre qui se décline en camaïeu jusqu’aux cieux encore entre chien et loup, il y a le bruit imaginaire, supposé. Le son reconnaissable d’une mobylette, d’un chien qui aboie, celui sourd et creux de la porte d’un tracteur John Deere. Avec les premières notes des passereaux lève-tôt1, ils sont les premiers signes de l’aube, quand éclot doucement le babil de la vie après le manteau muet de la nuit.
Les pluies scintillent au soleil, les volutes de brumes figurent les dieux des forêts et des jardins, les sillons dans les blés simulent les traces manuelles des géants, une table de ping-pong bleue espère le tempo des balles tandis qu’un hamac improvisé regrette le corps qu’il lovait tantôt. Silence.
Demandez au vent
Quelle feuille tombera
La première2
Fernanda Sánchez-Paredes, dans cet ensemble photographique, ne se positionne pas en chanteresse de la nature mais plutôt en révélatrice de paysages. Celui d’une imagerie collective, bucolique et enchanteur au sortir des bois, au détour des rivières mais surtout le paysage fabriqué, structuré tel qu’il apparaît ces dernières années. Une nature urbanisée ceinture désormais les campagnes qui retoquent le pittoresque, comme pour braver l’ancien goût amer de l’exode rural et s’enorgueillir fièrement du retour à la terre moderne.
L’artiste déploie aussi son regard sur la conséquence de la pression exercée sur le monde rural, le clonage des lotissements et des zones d’activités qui neutralise les espaces et les lieux. Certains lieux font signe en tant que neutre et cessent de l’être dès lors qu’une attention leur est prêtée.3
Les heures bleues nous conduisent, grâce à leurs titres géographiquement positionnés, à un territoire précis, entre fleuve et villages. Ici, les ponts sont marqués de l’impact des panneaux tandis que les stigmates d’une roue dessinent un serpent sur le sable de la berge. La vie est là, dans le vert reconnaissable de la structure d’une balançoire, le voilage des potagers et des vergers, les couleurs vives d’un rideau chasse-mouches.
Une attentive application à la couleur, à la lumière et aux aplats est présente dans son travail. Telle une peintre, Fernanda Sánchez-Paredes travaille sa palette, ses surfaces et la carence de ses noirs. Subtile, quasi invisible pour un œil distrait, la douce pâleur générale de la plage colorée baigne parfois la série d’une délicate irréalité. La photographe s’amuse à aplanir ses champs, comme une composition de carte postale, elle cadre et jouxte les plans pour ne pas hiérarchiser ses sujets et faire émerger les lignes.
Dans la tradition de la photographie de paysage4 qui endossa très rapidement le rôle de révélateur du réel, Fernanda Sánchez-Paredes use de l’absence et du manque pour esquisser hors-champs les personnages. Elle révèle dans ses clichés les symboles universels d’une adolescence qui s’ennuie à la campagne, les signes de la présence des femmes et des hommes qui y vivent. Il y a pour moi, dans ce travail de va-et-vient — mélange de photographie plasticienne et connaissance documentaire du sujet — une filiation avec la puissance et la qualité fictionnelles des images de Thibaut Cuisset, promenades et cheminements poétiques souvent sans personnages.5
(…) c’était une harpe d’herbes, une harpe qui récoltait, racontait, une harpe de voix qui se rappelait une histoire. Nous écoutions.6 Le temps passé sur ces routes, au milieu des champs et des harpes d’herbes, suivre les lignes d’eau et de macadam, entendre les voix et les jeux d’enfants, regarder danser les arbres et les draps, Fernanda Sánchez-Paredes a épuisé ces paysages avec bienveillance. Ressent-elle, au finir de son bel ouvrage, ce sentiment étrange qui mêle apaisement, soulagement et « remplissage », comme au retour d’un lointain voyage ?
Insensiblement, à mesure que la montre tissait le bruit du temps, l’après-midi s’orientait vers le crépuscule. Le brouillard de la rivière, la brume d’automne laissait traîner des pâleurs lunaires parmi les arbres bleus et les arbres cuivrés, et un halo, une image de l’hiver, encerclait le soleil déclinant.7 À l’orée de la brunante, le soir, il est heureux que les heures bleues sévissent encore.
Émilie Flory
Paris, janvier 2022
Notes
- Le rougequeue noir et le rouge-gorge sont des passereaux, ils sont les premiers oiseaux à chanter le matin, parfois même, avant le lever du soleil.
- Natsume Sōseki, N°2245 Meiji 43, Automne, 1910 in Haikus, Picquier poche, 2009
- Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement. Voyages en France, Éditions du Seuil, 2011 et France(s) territoire liquide, Éditions du Seuil Collection Fiction & Cie, 2014
- À lire sur le sujet, Christine Ollier, Paysage Cosa mentale. Le renouvellement de la notion de paysage à travers la photographie contemporaine, Éditions Loco, 2013
- Photographies de Thibaut Cuisset, séries Japon, 1997 ; Islande, 2000 ; Loire, 2001 ; Normandie, 2006
6. & 7. Truman Capote, La Harpe d’herbes, 1953 [titre original : The Grass Harp, 1951]
LE PRESSENTIMENT D’UN ORDRE
Daniel Saldaña Paris
La photographie, en tant que production d’images conventionnellement belles, ne m’intéresse pas, ni en tant qu’expression d’une idée préconçue par le photographe – c’est-à-dire, une photographie instrumentale, absolument sûre d’elle-même. Ce qui m’intéresse de la photographie c’est ce qu’elle tient de l’essai, d’une pratique à travers laquelle une personne apprend quelque chose de nouveau sur le monde ou sur elle-même. La photographie de María Fernanda Sánchez-Paredes appartient à ce genre de l’essai. Son regard ne se complaît pas dans des lieux communs, ni n’impose une conviction cherchant à nous persuader. Chaque image nous est offerte comme le registre d’une découverte personnelle, comme le document d’une intuition localisée. J’aime penser que, lorsqu’elle a pris chacune de ces photos, María Fernanda trouvait, avant tout, du plaisir dans cette émotion extatique qui survient avec la compréhension d’une signification nouvelle, avec le pressentiment d’un ordre. Que le registre de cet heureux processus soit partagé avec nous sous la forme d’une photo est presque secondaire.
Non seulement chaque photo est le témoignage d’une découverte, mais en plus, parmi la séquence d’images de Dédalo, il est possible de débusquer un air de famille : ce qui y est montré est un certain type de découverte, une série d’intuitions liées, en chaîne.
L’édition est aussi importante que l’instant photographique : elle organise les découvertes, elle aide à trouver des parentés cachées entre elles. Il faut remercier María Fernanda de ce qu’elle ne tombe pas dans une édition thématique ou prévisible: nous ne pouvons pas dire que nous soyons devant une photographie sur quelque chose – sur la nature ou sur l’architecture, d’une manière restrictive. Il n’est pas non plus possible de cataloguer María Fernanda en tant que photographe de paysage. En tout cas, s’il faut que cette photographie soit sur quelque chose, elle est sur le monde et sur l’histoire de l’art : sur les clins d’œil que le destin semble semer petit à petit sur notre chemin, en attendant notre exégèse, et sur les œuvres qui, à d’autres moments de l’histoire, ont affronté un défi similaire de cartographier l’étonnement.
Parce que bien qu’il ne s’agisse pas d’une photographie thématique, il y a une continuité, des questions qui réapparaissent et délimitent un terrain. D’une part, le paysage habité, la recherche sur ce que l’être humain fait avec la nature : sa manière de la représenter, de l’imiter, de la cacher ou de se cacher derrière elle. Le camouflage et le mimétisme, l’architecture comme stratégie de dissimulation.
Mais, d’autre part, au-delà des idées, il est important de signaler que dans les photos de María Fernanda il y a des histoires, ou des squelettes d’histoires, plutôt; des narrations absurdes, racontées avec le minimum, presque de petits contes. Pensons au Musée du Louvre I (2014), où plusieurs touristes se retrouvent soudainement transportés sur Les noces de Cana de Véronèse. Ou dans Jardin des Plantes (2015), où nous voyons un arbuste imposant et luxuriant qui, par la grâce d’un ruban de démarcation policier, a un air presque suspect, comme si les plantes elles-mêmes étaient non la scène mais les sujets impliqués dans un crime.
Quelques titres de la série font référence aux lieux où, vraisemblablement, les photos furent prises. De tels toponymes tracent une carte personnelle, une sorte d’atlas où l’auteur marque, comme avec des punaises les lieux où elle a repéré des animaux fantastiques. Seulement, en l’occurrence, ces animaux sont plutôt des formes : des compositions précises découvertes avec discernement. Ces compositions, à leur tour, dialoguent ouvertement avec d’autres de l’histoire de l’art, du cubisme analytique (Toits de Paris, qui pourrait rappeler Maisons sur une colline de Picasso, ou l’une des villes de Braque), au Bauhaus (le Château de Vincennes comme évocation du bâtiment du Bauhaus de Walter Gropius à Dessau, dont l’image la plus iconique le représente depuis un angle très similaire), en passant par un hommage plus explicite à l’avant-garde russe, dans Zadkine. Et c’est grâce à ces références à l’esthétique de certaines avant-gardes que la série devient, au-delà d’une carte, une pinacothèque personnelle.
D’un côté, alors, intuition, découverte ; de l’autre, un clin d’œil à plusieurs propositions esthétiques-historiques qui privilégièrent aussi la trouvaille et le pressentiment d’un ordre. Ce double terrain dans lequel elle joue donne une profondeur rare à l’œuvre de María Fernanda Sánchez-Paredes, et la situe dans un espace différent : non seulement on assume que la photographie soit un art contemporain, mais on assume aussi sa différence par rapport à d’autres pratiques : elle réside dans sa capacité narrative et son potentiel en tant qu’outil pour penser l’historicité des formes esthétiques.
Dédalo poursuit et radicalise une recherche qui existait dans l’œuvre de l’artiste depuis longtemps, dans des séries comme Latitudes ou Apertura. Mais le regard a changé de stratégie.
Les répétitions, qui construisaient un rythme visuel très caractéristique dans ces travaux-là, nous apparaissaient d’une façon peut-être plus évidente (par l’usage des contrastes et le choix du format dans Latitudes, par une post-production plus importante dans Apertura), tandis que dans cette série-ci, il paraît y avoir une fragilité dans la découverte, comme si l’artiste avait compris que ce qui importe dans une toile d’araignée est non seulement sa perfection géométrique, mais aussi le fait qu’elle peut se briser avec le vent.
Cet apprentissage et cet enseignement que je trouve dans l’œuvre de María Fernanda, et en particulier dans cette série, réveillent en moi une affinité esthétique profonde et touchante. Comme registre, carte, rassemblement d’histoires, pinacothèque et catalogue d’intuitions, Dédalo interpelle depuis de très divers et intelligents angles celui qui regarde.
Traduit de l’espagnol par Saga Esedín Rojo